Les corps dociles

Publié le par Fulcrum

Lectures---Les-corps-dociles.jpgLes corps dociles

« Il y a eu, au cours de l’âge classique, toute une découverte du corps comme objet et cible de pouvoir. On trouverait facilement des signes de cette grande attention portée alors au corps - au corps qu’on manipule, qu’on façonne, qu’on dresse, qui obéit, qui répond, qui devient habile ou dont les forces se multiplient. Le grand livre de l’Homme-machine a été écrit simultanément sur deux registres : celui, technico-politique, qui fut constitué par tout un ensemble de règlements militaires, scolaires, hospitaliers et par des procédés empiriques et réfléchis pour contrôler ou corriger les opérations du corps. Deux registres bien distincts puisqu’il s’agissait ici de soumission et d’utilisation, là de fonctionnement et d’explication : corps utile, corps intelligible. Et pourtant de l’un à l’autre, des points de croisement. … Est docile un corps qui peut être soumis, qui peut être utilisé, qui peut être transformé et perfectionné. Les fameux automates, de leur côté, n’étaient pas seulement une manière d’illustrer l’organisme ; c’étaient aussi des poupées politiques, des modèles réduit de pouvoir : obsession de Frédéric II, roi minutieux des petites machines, des régiments bien dressés et des longs exercices.

[…]

Ce n’est pas la première fois, à coup sûr, que le corps fait l’objet d’investissements si impérieux et si pressants ; dans toute la société, le corps est pris à l’intérieur de pouvoir très serrés, qui lui imposent des contraintes, des interdits ou des obligations. Plusieurs choses cependant sont nouvelles dans ces techniques. L’échelle, d’abord, du contrôle : il ne s’agit pas de traiter le corps, par la masse, en gros, comme s’il était une unité indissociable, mais de le travailler dans le détail ; d’exercer sur lui une coercition ténue, d’assurer des prises au niveau même de la mécanique -mouvement, gestes, attitudes, rapidité : pouvoir infinitésimal sur le corps actif. L’objet, ensuite, du contrôle : non pas ou non plus les éléments signifiants de la conduite ou le langage du corps, mais l’économie, l’efficacité des mouvements, leur organisation interne ; la contrainte porte sur les forces plutôt que sur les signes ; la seule cérémonie qui importe vraiment, c’est celle de l’exercice. La modalité, enfin : elle implique une coercition ininterrompue, constante, qui veille sur les processus de l’activité plutôt que sur son résultat et elle s’exerce selon une codification qui quadrille au plus près le temps, l’espace, les mouvements. Ces méthodes qui permettent le contrôle minutieux des opérations du corps, qui assurent l’assujettissement constant de ses forces et leur impose un rapport de docilité-utilité, c’est cela qu’on peut appeler les « disciplines ». … Différentes de l’esclavage, puisqu’elles ne se fondent pas sur un rapport d’appropriation des corps, c’est même l’élégance de la discipline de se dispenser de ce rapport coûteux et violent en obtenant des effets d’utilité au moins aussi grands… Le moment historique des disciplines, c’est le moment où naît un art du corps humain, qui ne vise pas seulement la croissance de ses habiletés, ni non plus l’alourdissement de sa sujétion, mais la formation d’un rapport qui dans le même mécanisme le rend d’autant plus obéissant qu’il est plus utile ; et inversement. Se forme alors une politique des coercitions qui sont un travail sur le corps, une manipulation calculée de ses éléments, de ses gestes, de ses comportements. Le corps humain entre dans une machinerie de pouvoir qui le fouille, le désarticule et le recompose. Une « anatomie politique » qui est aussi bien une « mécanique du pouvoir », est en train de naître ; elle définit comment on peut avoir prise sur le corps des autres, non pas simplement pour qu’ils fassent ce qu’on désire, mais pour qu’ils opèrent comme on veut, avec les techniques, selon la rapidité et l’efficacité qu’on détermine. La discipline fabrique ainsi des corps soumis et exercés, des corps « dociles ». La discipline majore les forces du corps (en terme économiques d’utilités) et diminue ces mêmes forces (en termes politiques d’obéissance). D’un mot, elle dissocie le pouvoir du corps ; elle en fait une « aptitude », une « capacité » qu’elle cherche à augmenter ; et elle inverse d’autre part l’énergie, la puissance qui pourrait en résulter, et elle en fait un rapport de sujétion stricte. »

 

M. Foucault, Surveiller et Punir (Paris: Gallimard, 1975), p. 138-140.

 

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